lundi 8 janvier 2018

L’eau et le feu, de l’Afrique aux Etats-Unis

Le feu ouvre l’ample roman de Yaa Gyasi, No Home (traduit de l’anglais, Etats-Unis par Anne Damour). Il court à travers la forêt comme il courra à travers les époques en marquant, symboliquement et physiquement, une partie des personnages. Effia est née, en pays ashanti, le jour où commençait l’incendie. Son père « comprit alors que le souvenir du feu qui s’était embrasé, puis enfui, le hanterait, lui et ses enfants et les enfants de ses enfants, aussi longtemps que durerait sa lignée. »
Esi, née dans un autre village, fille du Grand Homme, est enfermée dans le cachot du fort de Cape Coast, là où toutes les femmes pleurent. « Ces larmes étaient une sorte de routine. Elles étaient versées par toutes les femmes. Elles tombaient jusqu’à ce que le sol se transforme en boue. La nuit, Esi rêvait que, si elles pleuraient toutes à l’unisson, la boue se transformerait en une rivière qui les emporterait vers la mer. »
Il y a la lignée du feu et celle de l’eau. Elles ne se réconcilieront qu’à la fin du roman, après sept générations, lors d’un voyage en Afrique de descendants des esclaves qui avaient fait le chemin inverse. La première date introduite dans le texte est 1764, on ira jusqu’à notre époque en passant par bien des métissages. Ceux-ci surviennent dès le début, puisque les Britanniques ne dédaignent pas les femmes africaines, sans leur donner vraiment un statut équivalent à leurs femmes européennes, on en retrouvera plus tard, quand la mère de Sonny lui dira : « Ton père était un Blanc. »
Chaque génération a ses questions auxquelles les réponses ne sont pas toujours apportées. Chacune a son histoire, nourrie de souvenirs, car la chaîne se distend souvent mais ne se rompt jamais et il y aura des retrouvailles, des exhumations du passé, quelques rectifications de légendes trop précises pour être vraies. L’esclavage est un des thèmes forts du roman, il coïncide avec le mouvement des hommes et des femmes à travers l’Atlantique, de la côte africaine à celle des Etats-Unis. Avec, dans ce pays en construction, la Guerre de Sécession, la lutte pour les droits civiques, les répressions, les avancées malgré tout.
No Home est un roman d’une belle épaisseur. Mais le poids du papier n’est rien au regard de celui que porte la mémoire. Yaw enseigne l'histoire en Afrique, il est né « à peu près à l’époque où les Ashantis avaient été absorbés par les Anglais dans les colonies britanniques » et travaille à un livre dont le titre sera : Laissons l’Afrique aux Africains. Il est pénétré de l’importance qu’il y a à raconter les choses du passé pour mieux construire le présent. Il est probablement aussi, avec les jeunes gens de la dernière génération, Marjorie et Marcus (à travers qui l’eau et le feu se réconcilient), celui qui a dû être le plus proche de la romancière quand elle le décrivait. Parce qu’ils ont l’écriture en commun, ainsi qu’une identique vision du monde et de ses convulsions.
Mais tous, femmes et hommes, sont scrutés avec la même attention par Yaa Gyasi qui leur offre des destins parfois tragiques, toujours d’une exceptionnelle densité. Ils existent à travers leurs propres contradictions, ainsi le père de Marcus, dont celui-ci apprend qu’il était « un esprit brillant, mais qu’un poids obscur l’étouffait. » La part d’ombre, venue de très loin, ne cède jamais complètement à la lumière, elle garde sa présence menaçante et reste capable de détruire les plus faibles. Qui, eux aussi, sont cependant des êtres attachants.
Le premier roman de Yaa Gyasi est, disait l’éditeur de la traduction française, « sur le point de devenir un phénomène mondial. » Le lire permet de comprendre pourquoi.

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