samedi 5 mai 2018

14-18, Albert Londres : «nous avons raconté au mieux la vibrante histoire de cette armée française»




La bataille pour le cœur de la France

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, … mai.
Nous avons raconté – en sourdine – car un mois d’âge ne suffit pas aux événements pour qu’il soit permis de diriger sur eux toute lumière ; nous avons raconté au mieux la vibrante histoire de cette armée française qui, alertée à longue distance d’Amiens et de son chemin de fer est arrivée à temps sauver cette ville et cette voie.
Le 21, à 10 heures du soir, les forces françaises qui devront agir les premières sont alertées. Le général qui commandera l’ensemble et celui qui soutiendra le premier choc arrivent en auto au Grand Quartier. Ils en ressortent au bout d’une heure, la future bataille entre les mains. À ce moment même, l’armée anglaise avait donné l’ordre de retraite. Le 22, à midi, la route de Noyon grouillait de nos cavaliers. Le premier aspect de 1914 ressuscite. Ils traversent Noyon, et appuyant sur leur droite montent à 25 kilomètres de là, laissant filtrer les évacués tragiques. Ils atteignent Tergnier. Ils avancent. Les Français sont sur une ligne de dix kilomètres, de Tergnier au bois de Genlis. Ils continuent de monter sans savoir où ils s’arrêteront. Nos aviateurs regardant ce spectacle du ciel en ont tracé un tableau grandiose : « Sur la même route, dirent-ils, nous apercevions d’un côté la colonne française qui montait ; de l’autre, la colonne allemande qui descendait. Nous attendions, angoissés, le moment où elles se cramponneraient. Elles n’allèrent pas jusque-là. Presque ensemble elles rentrèrent en ligne de combat. »
Le 23, le Boche nous heurte. Nous tenons. Il attaque Tergnier, le prend. Nos cavaliers sont héroïques, ils contre-attaquent, le reprennent. Mais nous, nous ne sommes rien, un corps de secours tout juste, eux sont massés. Ils redonnent. Le poids l’emporte, ils reprennent Tergnier. Le poids pèse sans cesse. Nous cédons de 6 à 8 kilomètres. Mais en ces vingt-quatre heures notre ligne s’est allongée. Nous présentons maintenant une surface de 35 kilomètres au lieu de 10. Nous barrons de Libermont à la basse forêt de Coucy. Le repli de l’armée anglaise nous oblige ainsi à étendre continuellement notre front.

« Tenez ferme ! »

Le général n’avait donné qu’une consigne à son premier lieutenant : « Attaquez ! » C’est qu’il s’agissait du « cœur de la France ». Un chef le proclama. Que le Boche ait changé de direction après, c’est son affaire ; ces jours-là sa direction était Compiègne et le chemin de Compiègne est celui de Paris. C’était la grande heure. Pétain le sent le premier. Il lance un ordre du jour aux soldats qui déjà en décousent, il leur crie : « Tenez ferme, les camarades arrivent. » Le flot allemand avait rompu la digue anglaise. Notre tâche bousculée se résumait dans un mot : Barrer !
Nous barrons mais en cédant du terrain. Le 24, à midi, nous nous replions le long de l’Oise, sur notre droite seulement. Notre gauche maintient. Notre gauche s’étire tant qu’elle peut pour essayer de prendre la main  des Anglais qui la retirent. Nous luttons. Nous luttons presque à bras-le-corps, car les cartouches sont usées depuis beau temps. Ce n’est pas qu’il en manque, c’est qu’il faut les faire parvenir et regardez les routes : les camions ne peuvent pas monter les uns sur les autres ! Nous perdons Guiscard. On attaque en pliant. Il faut barrer. On barre tant que l’on peut, avec tout ce qu’on trouve. Les ordres ne disent plus : « Tel régiment se portera ici » mais : « le premier régiment qui paraîtra, quel qu’il soit, se portera ici ». Avec l’Oise pour pivot, nous nous rabattons sur Noyon. Le 25 au matin, nous en sommes à 6 kilomètres. On va le perdre dans la journée. Nous ne cessons d’attaquer. Depuis trois jours, chefs, hommes, chevaux ne dorment plus. La nature humaine se découvre des facultés insondables d’insomnie. Soldats qui nous sauvez, que vous nous faites misérables par comparaison ! Ce n’est pas que l’on se batte la nuit comme le jour. Au contraire, la nuit, presque tout feu cesse, c’est le silence, le silence où s’appellent les blessés. Mais où reposer ? Un talus pour les hommes ; une paillasse pour les états-majors où chacun passe une demi-heure, c’est tout. Nous ne cessons d’attaquer. Nous arrivons dans Noyon. (Noyon n’a pas de défense au nord.) Nous reculons, nous le sentons glisser de nos doigts, nous l’abandonnons, le Boche s’y abat, voilà l’Oise et sur l’Oise !…
Jusqu’ici, jusqu’à ce 25 au soir, nous n’avons pas eu de front. La consigne du chef de ce premier corps était de ne pas laisser rompre son front et son front n’avait pas encore existé ! C’est le caractère de ces quatre journées héroïques. Nous avons été le rateau qui ramena tout sur l’Oise, où le tas se forma.

L’angoisse de Rollot

Nous voilà sur l’Oise. C’est le 25 au soir. La situation n’en est pas moins tragique, si minces que nous nous fussions faits nous n’avons pu nous allonger suffisamment pour toucher sans cesse l’Anglais qui, moins soumis que nous à cet effort de liaison, recule sans cesse plus au Nord. Il y a un vide. C’est l’angoisse de Rollot. L’autre armée, celle qui sauva Amiens, et qui doit venir enfin renforcer notre gauche est bien annoncée, elle n’est pas là ! Pour le Boche qui ne cherche depuis le début qu’à nous tourner, voilà l’heure.
La fièvre chez nous n’a pas baissé. Nos forces se renforcent dans la même hâte. Dans l’exécution, la science, l’énergie, la décision, le sang-froid n’élargissent pas les routes. Il y a aussi du prodige : une artillerie divisionnaire a fait à cheval 140 kilomètres (en 36 heures). Un bataillon envoie dire à un chef de corps : « Je suis arrivé par où j’ai pu, je n’ai pas mangé, faites-moi manger et envoyez-moi combattre avec un régiment, n’importe lequel. » En descendant de Noyon, nous nous accrochons aux crêtes et au mont Renaud. Le Boche attaque. Il ne peut pas croire que nous nous arrêtons. Il veut le mont Renaud. Depuis ce 26, cette hauteur a bien été prise et reprise 15 fois. Nous la tenons. Mais ce n’est pas là qu’est le danger, c’est à l’autre bout de notre bras, à Rollot, au trou. Le 27, quitte à craquer, puisqu’il le faut, nous nous étirons encore. Nous y jetons cavaliers et fantassins. L’armée qu’on attendait, celle qui de loin vient pour Amiens, débarque. Elle aide. Dignes des plus grands, des combats s’engagent. Le 28, Français contre Français le trou est comblé. Le front perdu est retrouvé. On va le défendre.
On va le défendre, car le Boche, devant les deux armées françaises apparues, voyant se terminer son espoir, n’ayant pu tourner personne quand la manœuvre était possible, va buter de toutes ses forces contre la ligne qui de nouveau l’enserre. Le 30, au matin, furieusement, partout, de Noyon à Montdidier, il attaque. Il est chaud de ses succès. Il a percé sur Saint-Quentin, il percera bien sur l’Oise. En route pour la vallée ! Son premier objectif est à 20 kilomètres, une série de côtes entre Compiègne et Clermont. Les fantassins avaient l’ordre de les atteindre le soir même. Après, Nach Paris !
À la même heure, 7 heures 30, ils se ruent sur le Plémont-le Plessier, sur Orvillers et sur Rollot. C’est une offensive à trois foyers.
Le Plémont est une hauteur couvrant la vallée de l’Oise. Le Plessier est un château et un parc. Pour tourner le Plémont, il faut s’emparer du Plessier. Demeure de la Renaissance, hêtres, chênes, érables, bouleaux, ils massacrent tout. Ils ont trois divisions ; nous, une. Ils gagnent les anciennes tranchées françaises. 1 500 pénètrent dans le parc. Voilà la minute de l’héroïsme français. Les Français foncent au milieu, coupent l’attaque en deux, en couchent 700 pour la tombe, en ramènent 800. Adieu, Plémont !
Ils n’auront pas Orvillers. Orvillers est un village et un massif boisé. Depuis déjà trois jours ils cherchaient à l’enlever. Le 30, ils le débordent, le submergent. Compiègne les anime. Ils sont acharnés. Ils nous coûtent du sang. Mais il est aux zouaves qui le prennent, les zouaves se rebiffent, les secouent et dans une après-midi de grandeur, à deux heures trente les recollent dans leurs parallèles.
À Rollot, les fantassins les arrêtent. Nous étions le 30 au soir une fois de plus comme à Verdun, le général Pétain avait barré la route à l’ennemi. Depuis ce jour-là, dans cette région, le front n’a plus bougé.
Le Petit Journal, 4 mai 1918.


Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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